Et avant, comment disait-on « Je t’aime » ?

Trois femmes, toutes veuves, ont vécu, il y a plus de 50 ans, l’amour et la passion avec leurs époux. Elles nous livrent quelques bribes de souvenirs.

Cette jalousie excessive était pour moi des preuves d’amour

Mon mariage avec Mohamed a duré près de 56 ans. Une vie entière en somme. Je l’ai rencontré quand j’avais 17 ans à Al ]adida. Lui était déjà marié. Dès le départ, j’ai compris qu’il avait une préférence pour moi car il ne se rendait plus chez sa première épouse. A l’époque, j’étais très belle, je portais le Ngabe (la voilette). Mohamed était très jaloux et refusait que je sorte. Mais cette jalousie excessive était pour moi une preuve d’amour. Malgré son fort caractère, il lui est arrivé quelquefois de me faire des cadeaux. Parmi les plus beaux, une paire de boucles d’oreilles en or. Une année encore j’étais partie aux Etats-Unis pour rendre visite à ma sœur installée là-bas. A mon retour à l’aéroport, il m’attendait avec un bouquet de fleurs et une paire de babouches. Cela m’avait beaucoup touchée car je n’avais pas l’habitude de ces attentions. C’était un homme sévère et autoritaire, mais je l’aimais. Aujourd’hui encore, quatre ans après sa mort, je le recherche et je le pleure.

  Fatima K., 76 ans. Veuve, a eu cinq enfants.

 

Said n’avait pas honte de me dire «je t’aime»

Je me suis mariée avec Saïd le 2 Août 1958. J’avais 14 ans et j’étais un peu intimidé par ce garçon de 18 ans qui m’avait remarqué dans le quartier. Je ne lui avais pas parlé avant le jour de notre mariage. Ce jour-là, il m’a simplement dit avec un sourire «Je te souhaite la bienvenue». ( … ) Il était très exigeant envers moi, les enfants et lui-même. Il était juste et nos disputes ne duraient jamais longtemps. Je me souviens d’une fois où j’avais décidé de l’ignorer à la suite d’un différend, lui s’est approché de moi, m’a prise par le cou, m’a embrassé sur la joue et m’a dit «je sais que tu es fâché avec moi, que tu ne veux pas me parler mais moi je ne peux pas». ( … ) Nous ne fêtions pas les anniversaires à la maison, mais chaque 2 Août, Saïd avait une attention pour moi. Il m’offrait soit un tissu pour faire une nouvelle djellaba, soit des babouches, ou des bijoux. Sinon, il achetait quelque chose qui profitait à la maison, pour les salons ou les chambres. Dans l’intimité ou même devant nos enfants, Saïd n’avait pas honte de me dire «Je t’aime» ( … ) Il était très jaloux et n’aimait pas que je parle ou regarde d’autres hommes. Je prenais cette jalousie comme une preuve d’amour. Jusqu’à deux jours avant sa mort, il m’appelait encore «Warda», sa rose. ( … )

  Fatima Z., 70 ans. Veuve, a eu huit enfants.

 

Jamais je n’oublierai ses bons comportements

J’avais 17 ans quand Boujmaa a demandé ma main. Sa femme venait de mourir laissant derrière elle trois enfants dont le plus petit avait 2 ans. Nous faisions partie de la même famille aussi comme je le connaissais déjà, et qu’il me plaisait, j’ai accepté. Malgré nos 20 ans d’écarts. C’était un homme très gentil, il ne me refusait rien selon ses moyens. Il me disait souvent «Je t’aime beaucoup». Et je le sentais d’autant plus à travers ses attentions. Même si je n’ai pas eu d’enfants, j’ai élevé les siens comme si c’était les miens. Et pour cela, je crois qu’il m’en a été très reconnaissant. ( … ) Et puis de par notre différence d’âge, il avait tendance à me protéger. J’étais très heureuse avec lui, jamais je n’oublierai ses bons comportements. ( … ) Il aimait me faire des cadeaux à l’occasion des fêtes religieuses. Il m’offrait des tissus, des djellabas, des tenues d’intérieurs. Le plus beau cadeau qu’il m’ait fait a été un bracelet d’or car il savait que je n’en avais pas. Sans occasion spéciale, juste pour me faire plaisir.

   Hadda A.S., 64 ans. Veuve, a élevé les trois enfants de son mari.

 

«Tout ce qui nous parvient du passé exerce sur nous un attrait»

Entretien avec Abdelbaki Belfakih, anthropologue.

Auparavant, des fêtes comme la St Valentin, ou les anniversaires de mariage n’étaient pas instaurées. Aussi dans quelles circonstances le mari et la femme célébraient leur union ?

Dans une configuration qui se fonde sur la durée, le continu et la reproduction, je ne vois d’autres possibilités que celle de l’implication des amoureux (le couple) dans la construction d’un devenir. Assurer la continuité ou la pérennité du ménage, bien négocier une mobilité sociale de la famille, réussir l’éducation des enfants et leur mariage, etc. sont des occasions qui, ne serait-ce que dans les commentaires de l’entourage, célébraient cette union. Une union qui, elle même, est fonction d’une bonne entente, voire d’un amour effectif.

La pudeur était de mise dans la sphère publique car toutes démonstrations affectueuses pouvaient mal être interprétées. Par contre, dans la sphère intime, comment se manifestait la tendresse entre les deux époux ?

Au niveau de l’espace, la chambre des parents est restée jusqu’à peu, le lieu où se manifeste la vie idyllique des parents. Elle est restée le lieu qui renfermait l’énigme de la vie amoureuse des époux. Le respect de cet espace est le premier marqueur, le respect du mari à l’égard de sa femme en est un deuxième, certaines «ch’hiwate» qui font l’occasion de faire des compliments et qui interpellent l’éros et l’aphrodisiaque, une tenue préférée après le hammam, des couleurs choisies pour l’occasion, un lexique réservé pour signifier le désir, le cadeau offert (en or essentiellement) le rituel de la sieste, le respect de l’heure de regagner le lit conjugal, l’invitation de la belle famille et des proches et des connaissances, et d’autres formes encore, sont autant d’occasions qui manifestent la tendresse entre les deux époux.

D’ailleurs était-il question plus de pudeur ou de honte ?

Dans le jargon qu’on utilise aujourd’hui on dit «star/être caché du regard des autres», «llah yastrak/que dieu t’enveloppe», «tsatri/couvre-toi», qui a pris aujourd’hui la forme du hijab.

Ces expressions invitent à une privatisation des relations amoureuses. La sexualité, l’amour et beaucoup de situations et informations relèvent de l’espace intime des époux et de leur bulle personnelle. Quant on pense à la rareté, aux croyances, à l’hégémonie de l’orthodoxie des foukahas et au poids du jugement social, faire les choses en catimini peut être vu comme un capital au service des époux. Toutes les sociétés réservent un espace pour l’intime. Mais aujourd’hui, les émotions, les confidences, les sentiments dont la pudeur et la honte, deviennent des biens échangeables et valorisables.

Est-ce qu’à l’époque, le couple avait sa propre raison d’être indépendamment du rôle de parents ?

La dépendance de l’époux au patriarche et de la jeune épouse à la belle mère que ce soit au niveau du logement, du travail ou du statut social accordé à chacun d’eux, ne permettait pas au couple de consommer pleinement et indépendamment leur mariage. L’instruction, l’urbanisation et le travail en dehors de l’enceinte du patriarche ont permis au couple de vivre le mariage et la relation amoureuse autrement.

Comment expliquer cette nostalgie que peuvent éprouver certaines personnes quand elles font référence aux mariages «d’avant» ?

Tout ce qui nous parvient du passé et auquel nous n’avons assisté a un poids qui exerce sur nous un quelconque attrait. Une fascination. Parmi les éléments explicatifs, on peut avancer la distance temporelle.

Un moment mythifié et la distance temporelle qui nous sépare du dit passé participe à cette mythification.

A cela s’ajoute cette espèce d’ambivalence inhérente à toute pratique à savoir que cette nostalgie dénote également un malaise actuel en matière du sentiment dans un monde qui continuellement et d’une manière quasi permanente fait et défait les relations.

 

Source: FA

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